Michel Chiha Politique intérieure

وثائق لبنانية
17 حزيران 2016

 

•    C'est une pauvre querelle que celle qui prétend faire partir un pays d'une heure historique déterminée. La vie d'une nation est manifestement indivisible. De même que chaque homme vivant remonte, qu'il lui plaise ou non, aux origines mêmes de la vie, de même les nations actuelles soant le terme présent, le résultat d'une longue évolution.
    Des remarques de cet ordre sont opportunes afin que, par-dessus des souvenirs déformés et des conflits verbaux, notre existence sociale et politique se consolide et se poursuive.
    Il faut que de petites méfiances qui s'entêtent, s'adoucissent et se résorbent.
    Nous n'avons ici qu'un passé et qu'une histoire, de même que nous devons avoir, par-dessus tout, la volonté commune de vivre ensemble et de nous rendre heureux les uns les autres. Il ne saurait y avoir d'autre vérité politique et pratique que celle-là. A quoi nous servirait d'entrer en discussion à propos du déluge? Le temps est venu pour tous les Libanais (et pour tous les Syriens à coup sûr), de voir plus large et plus grand, de se nourrir de liberté véritable et d'indépendance authentique, dans le respect de la liberté de chacun et de tous; et de s'ouvrir enfin des horizons à la mesure de leur destin. Le temps est venu de chercher avant tout à apprendre et à comprendre, à recueillir la substance de l'enseignement de tout le savoir humain.
    C'est seulement dans la tolérance que nous construirons indestructiblement notre maison avec les matériaux les plus nobles de l'Orient et de l'Occident. (27 Juin 1945)

•    L'intérêt du monde arabe entier est que nous lisions tous les livres pour lui, et que, pour lui, nous assimilions toutes les connaissances. L'intérêt du monde arabe est que nous entrions en conversation facile avec l'univers, pour mieux le servir.

•    Dans une nation où les hommes n'auraient pas l'éducation nécessaire, le Décalogue lui-même et toutes les Constitutions de l'univers ne seraient que littérature. Les lois n'ont de vertu que dans la mesure où elles sont comprises et obéies, dans la mesure où il est exact que “nul n'est censé ignorer la loi”.
    Si l'on imposait à un pays aux idées anarchiques et aux moeurs molles la législation la plus savante, il n'en sortirait que du désordre. (...)
    A des hommes du peuple, à des bourgeois même, desquels on n'arrive pas à obtenir par exemple qu'ils s'abstiennent de jeter les ordures au milieu des rues, comment peut-on demander qu'ils fassent rigoureusement de l'impôt sur le revenu leur loi?
    A des hommes qu'on a élevés dans l'idée que voler l'Etat c'est être habile et se défendre, comment peut-on demander qu'ils aient le souci de l'intérêt général et qu'ils construisent la cité?
    Si la loi est impuissante, c'est quelquefois sans doute qu'elle est mal faite ou qu'elle ne s'adapte pas convenablement au milieu humain qui la subit; mais c'est presque toujours parce que l'indiscipline individuelle règne, et avec elle l'indiscipline collective. (...)

    Il n'est pas de loi divine, ou humaine, qui n'ait des violateurs. Toute la question est que la morale individuelle et le sens de la vie en société viennent au secours de la loi; qu'ils en deviennent le fondement inattaquable.
    Les Libanais, nous l'avons signalé mainte fois, ne s'accordent plus le temps de se donner des traditions. La vitesse et la découverte ont accru dans notre pays, sur le plan humain, le mouvement du flux et du reflux. La vie moderne nous a assujettis à un va-et-vient incroyable.
    La cité s'en ressent de même que les lois.

    Le premier correctif de tout cela, c'est la formation, c'est l'éducation de l'individu; c'est une solide conception de la vie familiale d'abord, ensuite de la vie sociale et avec elle des conditions d'existence d'une partie. En cette matière, la diversité des régions libanaises et des Libanais eux-mêmes est un problème et un écueil. Plutôt que de s'ne prendre aux lois, il faut demander d'abord avec une extrême vigueur à chacun de se réformer: ce qui s'impose ici dans le domaine du civisme, c'est d'abord un rappel à la pudeur. (19 Janvier 1945).

•    S'il fallait choisir, au Liban, entre un plan quinquennal et la perte d'une langue, c'est pour la langue que nous opterions et pour les connaissances que cette langue représente. 
    Nous ne nous faisons pas d'illusions. Aucun outillage, aucun équipement ne vaudra s'il a pour contrepartie un recul sur le plan intellectuel et spirituel.

    Le Sionisme en Palestine, en ressuscitant avec pompe l'hébreu, a voulu renforcer une situation historique et politique. Il ne s'en est que davantage accroché aux langues individuelles. Réserve faite des origines, il n'y a aucun rapport entre l'hébreu hier encore langue morte, et l'arabe langue toujours sonore et vivante; mais si les tenants de la langue arabe, et nous en sommes, veulent qu'elle vive parce qu'elle n'est pas seulement un instrument de poésie mais aussi un moyen de puissance, il faut qu'ils comprennent qu'elle ne peut vivre les fenêtres fermées, et qu'il faut que de vastes provisions d'oxygène autour d'elle se renouvellent, (comme, dans des conditions analogues, c'est la cas pour toutes langues).
    La gloire présente et future de la langue arabe exige que des milliers de Libanais parmi les plus instruits, les plus savants ne soient pas aujourd'hui condamnés au mutisme; elle exige, pendant un temps, jusqu'à ce que l'effort légitime que l'on tente pour que l'arabe devienne à un haut degré la langue éminente de tous, que les Libanais puissent s'exprimer comme ils le peuvent et comme il leur plaît.
    De surcroît, des droits acquis pendant vingt-cinq ou trente ans ne peuvent être supprimés en un jour. Et c'est l'intérêt de la cité qu'ils ne le soient pas. (7 Novembre 1944).

•    Au Liban (et cela est vrai de presque tous les pays), la Chambre des députés est un élément essentiel de la vie politique. Des minorités confessionnelles associées (c'est bien le cas chez nous) ont besoin pour demeurer associées d'une représentation collective.
    Aucune d'elles, en effet, ne pourrait dominer les autres sans mettre en péril l'existence même de l'Etat. (...)
    Nous ne voulons pas rechercher si d'autres nations peuvent se dispenser d'une représentation nationale. Nous savons que chez nous, si imparfaite qu'elle soit, la représentation nationale est une condition naturelle de notre durée. Supprimez une confession et vous faites une dissidence. Cent fois nous en avons fait la preuve. Si les éléments divers que constituent le Liban ne se retrouvent pas au sein d'une Assemblée, ils risquent de se disperser. Les délégués de l'Europe ultra-conservatrice de 1860 et de 1864 l'avaient fort bien compris. (Ils ne se sont pas bornés à établir les principes de la représentation élective; ils en sont même réglé le dosage.)
    L'histoire du Liban contemporain a montré jusqu'à la plus extrême évidence que toutes les fois que l'Assemblée a disparu, toutes les fois que le principe de la représentation est mort de mort violente, l'autorité proprement confessionnelle s'est substituée à l'Assemblée, et automatiquement un ou plusieurs sanhédrins ont pris naissance. C'est la nature des choses qui le veut. La confession, quand elle n'a pas de représentants politiques, ce sont les chefs religieux qui, naturellement, la représentent. Et alors, les questions confessionnelles, au lieu de se tempérer et de se fondre dans la vie nationale, comme il convient en ce pays et en ce siècle, rebondissent et s'exaspèrent. (30 Août 1944)

•    Le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées. Toutes les minorités doivent y trouver leur place et y obtenir leurs droits. C'est la raison d'être de ce pays et c'est son originalité. (30 Novembre 1943)

•    Notre «marche» du Sud paraît chaque jour plus importante, plus vitale. Le peuplement que d'autres voudraient y faire, c'est à nous de l'entreprendre. Les orangers qu'on peut y faire pousser, c'est à nous de les aligner le long d'une côte admirable. Et avec cela, maintes cultures qui sont possibles dans ces terres si convoitées.
    Le Liban a des obligations envers le Sud, comme il en a envers la Békaa, un peu trop abandonnés l'un et l'autre. Nous avons pourtant à tirer du sol et de la nuit, dans l'une et l'autre provinces, une masse de richesses matérielles et spirituelles.
    Pour l'avenir du Liban, il convient que chacun ici le sache et s'en souvienne. (1er  Juin 1944)

•    A mesure que le Nord a pris le dessus sur les pays chauds, les systèmes d'idées et de gouvernement sont descendus du nord au sud. Il serait téméraire de dire que le bonheur les a toujours accompagnés. Il n'y a eu progrès que lorsque le sentiment et la raison ont empêché les excès. Mais dès l'instant que la science met tout en série sauf les hommes, (les hommes qui demeurent individuellement originaux et individuellement reconnaissables si grand que soit leur nombre), la science se met délibérément en conflit avec la paix car l'homme ne peut que défendre sa personnalité. (19 Avril 1944)

•    Réserve faite des statuts personnels qui multiplient dans certains domaines les juridictions souveraines, tous ces hommes sont soumis aux même lois. Ces hommes vivent sur le même sol et constituent une patrie, qui serait, telle qu'elle se présente, une gageure, si la majorité de ces mêmes hommes ne la tenaient pour une nécessité.
    C'est en effet une nécessité. Une nécessité très séduisante d'ailleurs car la nature a donné aux Libanais un des «habitats» les plus beaux, les plus «équilibrés» de la terre. Ici le désordre n'est pas dans les choses, c'est dans les hommes qu'il réside.
    Le rêve serait évidemment de voir les Libanais, tous et subitement d'accord. Mais ce n'est, ce ne peut être qu'un rêve. Personne ne fera le miracle de les unifier en un jour. Ce fut une témérité coûteuse de croire que des concessions rapides et massives amèneraient l'adhésion des intelligences surtout les plus rebelles. Chacun le pensait hier. Chacun le dit aujourd'hui.
    Il faut cependant que les Libanais se gouvernent de façon à atténuer le paradoxe de leur situation, il faut qu'ils «durent» suffisamment pour obtenir un état d'équilibre «permanent».
    Le moyen d'y arriver, c'est de comprendre que devant un pareil problème, le facteur «temps» est primordial, qu'il faut gagner du temps, qu'il faut aider le temps, en agissant quand on est le chef, (et quel que soit le chef et où qu'il soit), beaucoup plus comme un sage, comme un diplomate avisé, que comme un foudre de guerre. Le temps, à condition de ne pas lui faire violence, fait et consacre l'habitude. Par définition, pour s'habituer, il faut s'interdire, autant qu'il se peut, les variations et les excès. Au lieu d'éveiller les convoitises et les passions, il les faut tempérer. Au lieu de renverser l'échiquier, il faut mouvoir ses pions avec lenteur, et manier plutôt la tour que le cheval et le fou.
Le moyen d'y arriver, c'est de se rendre compte qu'on ne peut rapprocher, unifier tant d'éléments divers qu'en leur permettant de vivre politiquement ensemble, qu'en leur permettant de faire ensemble les lois au sein d'une Assemblée et de pouvoir contrôler l'exécution de ces lois. On y est contraint dans un pays comme le Liban, par la leçon même du passé; et beaucoup moins par des goûts démocratiques excessifs que par les lois mêmes de l'équilibre. L'important, l'essentiel, c'est que le Liban vive. On est peut être condamné pendant quelque temps à ne pas avoir des Assemblées en tous admirables. Mais de quel Gouvernement libanais peut-on dire qu'il l'est ou qu'il l'a été?
    Si le Pouvoir exécutif, qui est très fortement armé à l'égard de l'Assemblée, ne se servait de sa force que pour la ruiner, si son arrière-pensée  constante était de discréditer par une lente usure, une institution nécessaire, au lieu d'aider par tous les moyens à son amélioration, alors c'est le Pouvoir exécutif qu'il faudrait d'abord amender.
    Nous deviendrons moins les membres d'une confession (au sens étroit que l'on donne au mot «confession» dans le Proche-Orient), nous deviendrons davantage les citoyens de ce pays, dans la mesure où nous nous intéresserons directement à la vie de l'Etat. Puis, par réciprocité, nous bénéficierons de progrès sur le plan confessionnel lui-même, où l'action commune, en vue du bien général, se heurterait alors à beaucoup moins de difficultés qu'aujourd'hui.
    On ne peut pas remédier au Liban à l'anarchie confessionnelle et sociale, en ignorant délibérément ce qui est d'ordre politique. Tout ce que l'idée confessionnelle gagne, c'est la Nation qui le perd.
    Mais à l'opposé, tout ce que la Nation gagne ne peut que contribuer à atténuer, sur le plan confessionnel, le désordre dont nous sommes les témoins attristés. (2 Juillet 1936)

•    Un moyen de renaissance au Liban, c'est d'apprendre au peuple à aimer les beaux édifices et les belles choses. Cela suppose comme tout le reste, un effort. Nous dira-t-on qu'il y a des matières plus pressantes? Non. Ce devoir est aussi impérieux que tous les autres. La formation du goût et l'équilibre des cités sont un complément de l'indépendance. Au moment où le bâtiment doit prendre, au Liban, un vaste essor et où des mobiliers par milliers doivent être faits, nous serions sans excuse de ne pas intervenir brutalement pour empêcher que ce pays se contente indéfiniment de ce qui est le travail de l'homme sans goût et du mauvais ouvrier, de ce qui est laid et de ce qui est inachevé. (13 Janvier 1946)

•    Il est assurément très important que le pouvoir au Liban soit toujours entre les mains les plus expertes et les plus fortes, mais l'homme ou les hommes qui feront le mieux l'affaire de ce pays, ce seront indéfiniment ceux qui y maintiendront la paix.
    Qu'on nous comprenne bien; la paix pour nous ce n'est pas seulement l'opposé de la guerre; ce n'est pas un état de désarmement apparent, ce n'est pas l'ordre qui se passe à la rigueur du consentement des citoyens, c'est la tranquillité profonde résultant d'une politique équitable qui  s'interdit toute violence contre la minorité quelle qu'elle soit, dans ce pays de minorités.(16 Mai 1946)

•    Au Liban, la Chambre des députes, lieu de rencontre nécessaire, symbole du vouloir vivre en commun, est la condition même de l'équilibre et de la concorde. Son absence a toujours signifié automatiquement le retour brutal à l'organisation confessionnelle. Sa disparition a régulièrement eu pour effet de transporter le débat politique dans l'église, dans la mosquée et dans la synagogue.
    C'est pourquoi, ce pays étant fait de communautés confessionnelles, il faut que nous ayons une Chambre bonne ou mauvaise; mais bonne de préférence (ce qui ne dépend pas toujours de nous). (24 Octobre 1946)

•    La Chambre des députés, au Liban, représente au fond un aspect original du fédéralisme. Comme en Suisse, il y a des cantons, il y a ici des communautés confessionnelles. Les premiers ont pour base un territoire, les seconds seulement une législation, l'adhésion à un statut personnel. Ce sont, dans les deux cas, des aspects de la vie sociale et politique qui ne veulent pas se confondre. (30 Juillet 1947)

•    «... Ce qui pour le Liban d'aujourd'hui est une nécessité, c'est une connaissance et une compréhension suffisantes de sa position géographique et des servitudes on peut dire naturelles qui la grèvent; et, ensuite, de la nature des groupements divers dont l'association constitue le peuple libanais. Il ne saurait y avoir de lois organiques ou ordinaires viables au Liban qui ne tiennent compte de ces réalités profondes.
    «... Nous dirons donc ceci:
    « 1° -    Pays de minorités confessionnelles associées, le Liban ne saurait tenir longtemps politiquement, sans une Assemblée qui soit le lieu de rencontre et d'union des communautés, en vue du contrôle commun de la vie politique de la nation. Quand vous supprimez l'Assemblée, vous transportez inévitablement le débat dans le sanctuaire ou à son ombre, et vous retardez d'autant la formation civique...
    « 2° -    Pays aux couches sociales très diverses, qui vont de l'extrême archaïsme à l'extrême civilisation, le Liban qui a suffisamment de statuts personnels comme cela, ne saurait se donner des lois qui, en fait, ne seraient valables que pour telle ou telle partie de ses nationaux, pour telle ou telle région. Dans certains cas, l'extrême progrès dans la législation pourrait rejoindre l'extrême erreur dans le gouvernement et l'administration. Les lois d'un pays sont faites à l'usage de tous ses habitants avec, au moins, une moyenne suffisante pour les justifier.
    « 3° -    Pays entouré de convoitises... menacé d'autre part d'empiètements divers par les chercheurs de terres promises, le Liban, pour maintenir ses éléments frondeurs dans un bonheur relatif et pour couper court aux séductions voisines, doit faire en sorte que ses lois fiscales et ses lois en général comportent, pour un temps au moins, un avantage, une prime, une tolérance par rapport à celles des autres.
    « 4° -    Pays traversé par la route à son carrefour et devenu dans une certaine mesure une place publique, le Liban doit fortifier par ses lois l'édifice de ses traditions en consolidant par conséquent par tous les moyens la famille libanaise, et en enseignant à ses enfants à subordonner le temporel au spirituel et le bien-être à la liberté.» (17 Juin 1952)

•    La loi libanaise, pour être efficace, doit être vécue par ceux qui la font; autrement elle est vaine. Et ce n'est pas la peine de multiplier les lois si la tradition de l'ordre ne pénètre pas dans les esprits avant la loi. Nous entendons par ordre tout ce qui s'oppose au désordre matériel et moral. Et nous entendons par désordre tout ce qui dérègle une société. (7 Août 1952)

•    L'Occident qui, à travers ses sciences morales et politiques, nous apporte toutes ses expériences du présent et du passé, ne nous apporte rien qui tienne compte de notre cas particulier, rien qui vaille authentiquement pour le petit peuple «sui generis» que nous sommes.
    Ici, tout doit être mesure, équilibre, tolérance et raison, qu'il s'agisse de sociologie ou de foi. La notion même du refuge a fait de la montagne libanaise le lieu de l'univers où la propriété est le plus morcelée, où le sol et les terres se subdivisent à l'infini. De telle sorte que le Libanais le plus humble, pour peu que ses ascendants soient venus au Liban depuis cinquante ans, est à peu près sûr d'avoir ici en propriété sa maison, quelques oliviers, un arpent de vignes ou de cultures maraîchères.
    Heureux, dit l'adage, heureux celui-là qui, au Mont-Liban, a le pâturage qu'il faut pour nourrir une chèvre. Oui, c'est bien cela. Mais c'est à ce peuple libanais aussi qu'on propose maintenant des choses excessives, valables peut-être pour d'autres nations et d'autres climats et littéralement absurdes sous ce coin du ciel.
    Dans nos écoles, aucun ouvrage ne résume et n'enseigne ce que nous venons d'écrire d'une plume cursive; aucun ouvrage scolaire n'explique aux Libanais que les libertés sont leur nourriture même, l'aliment de leur âme, et qu'ils sont venus de loin pour le trouver sur cette montagne lumineuse et clémente. Aucun livre ne montre aux théoriciens que les théorises les plus savantes sont vaines pour un tel échantillon d'humanité, vrai microcosme et qui anticipe par nature sur les remembrements futurs.
    Il y a disons-nous des vérités libanaises qui doivent porter indéfiniment à la pondération et au calme les habitants de ce pays prédestiné.
    Le Liban, au fond, est une belle et noble tentative de cohabitation paisible des religions, des traditions, des races. C'est une tentative naturelle que l'histoire propose comme un témoignage plus décisif encore que celui de la Suisse au coeur de l'Europe. Ce n'est pas la chère Syrie voisine qui doit nous servir d'exemple.  C'est nous qui sommes un exemple pour elle; et c'est son destin qui s'orientera par la force des choses vers le nôtre plutôt que le contraire.
    Les Libanais qui n'ont pas pris leur passeport pour le Mexique ou le Brésil doivent réfléchir à tout cela; et comprendre qu'aucune théorie de la Sorbonne, de Cambridge, de Yale ou de Moscou ne peut prévaloir sur l'expérience politique unique qu'ils font depuis la lointaine Phénicie, POURVU QU'ILS SE RENDENT COMPTE SEULEMENT DE CE QU'ILS SONT. (14 Octobre 1952)

•    Toucher au Liban à la représentation politique à base confessionnelle c'est susciter les associations confessionnelles à base politique. Si l'on veut dire que le Liban remplisse sa destinée, il faut comprendre cela; et ne pas bâtir sur des préjugés et sur des formules livresques des édifices illusoires.
    Le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées. Cette définition a fait son chemin depuis que nous le proposons à la réflexion de nos concitoyens. Elle légitime parfaitement l'étiquette confessionnelle à condition qu'on n'en abuse pas. Et elle illustre la véritable fraternité humaine que notre pays représente puisque, statutairement, aucune liberté légitime ne peut être ici violentée.
    La liberté de conscience est naturellement au premier plan. Les autres libertés ont pour objet le respect de la dignité de l'homme. Qu'a-t-on à dire contre cela? Et en quoi l'étiquette confessionnelle dérange-t-elle plus qu'une étiquette politique fallacieuse? Au demeurant, la loi de l'Islam, par exemple, n'est-elle pas religieuse? Civile et politique ensemble? Comment séparer tout à fait ceci de cela? (15 Avril 1953)

•    Le confessionnalisme est «l'attachement étroit à une confession religieuse». C'est la définition du dictionnaire et il est clair que c'est chez nous le cas. Mais le confessionnalisme au Liban signifie autre chose. Il est la garantie d'une représentation politique et sociale équitable pour des minorités confessionnelles associées.
    Qu'on le veuille ou non, une confession, au sens large du mot, c'est une forme de civilisation. On dit justement la «civilisation chrétienne» et la «civilisation de l'Islam». Par-dessus le fonds commun, ce sont les statuts personnels qui font les différences et les nuances. Les civilisations cohabitent au Liban dans un esprit de fraternité et de tolérance particulièrement heureux (...)

    Cela dit, la position confessionnelle au Liban paraît naturelle et légitime. Si une doctrine politique crée à l'intérieur d'un parti des liens intellectuels et moraux, il est plus normal encore qu'une métaphysique, qui commande dans une large mesure la législation temporelle, en crée elle aussi et de plus forts.

    Nous sommes moins choqué que d'autres, qui affectent naïvement de grands airs scandalisés et une science profonde, par cette situation du confessionnalisme au Liban qui est avant tout un facteur d'ordre et de paix.
    Il est temps que la politique devienne souple et vivante pour s'adapter partout aux réalités et aux nécessités nationales. Il est temps que la théorie dure et sèche s'incline devant l'esprit qui s'émeut et devant la chair qui palpite. Le Liban est fait de minorités confessionnelles associées. Ces minorités se présentent sous l'étiquette confessionnelle parce que le Liban a toujours été le refuge de la liberté de conscience. Cela a été possible à cause de la situation géographique du Liban, pays de montagne où il a toujours été possible de se défendre, et pays maritime d'où il a toujours été facile de prendre la mer.

    Pourquoi vouloir modifier brutalement ce que les siècles ont fait? Quelle bizarrerie de l'esprit prétendra mettre le préjugé laïque au-dessus d'une position plus générale et plus humaine de l'intelligence?  Malgré beaucoup d'erreurs et d'abus, c'est le confessionnalisme qui a enseigné au Liban la tolérance. C'est le voisinage immédiat des cultes et des liturgies, c'est la longue habitude de vivre en commun, c'est la fréquentation, l'estime, l'amitié réciproques et la connaissance approfondies des uns par les autres qui nous ont conduits à l'équilibre où nous sommes. Nous voyons pour notre part, sur le plan politique, un espace plus grand entre un communiste et un citoyen qui ne l'est pas qu'entre un maronite et un chiite ou un grec-othodoxe et un sunnite par exemple: et maints pays européens, parmi les plus avancés, comptent dans leur parlement et dans leur gouvernement des représentants qui portent politiquement l'étiquette confessionnelle.

    Le cas du Liban n'est nullement celui d'un peuple arriéré; c'est un cas original et c'est tout. Aucun pays au monde ne se trouve du point de vue confessionnel, et à ce degré, dans la situation du Liban. D'autre part, les pays qu'on croit les plus modernes affichent parfois une extrême intolérance.

    Nous ne confondons en rien la religion avec la politique et nous savons rendre exactement à César ce qui est à César; mais la primauté même du spirituel justifie, en un sens, le fait libanais et l'explique. L'équilibre libanais à base confessionnelle n'est pas un équilibre arbitraire. Ce n'est nullement le préjugé qui l'a fait; c'est la nécessité de reconnaître des particularités qui vont aussi loin que celles des partis politiques entre eux. Avec le temps, ces différences peuvent s'atténuer et lentement disparaître. Actuellement, la raison d'être du Liban est justement dans l'équilibre confessionnel qui le caractérise et qui se manifeste d'abord sur le plan du Pouvoir législatif. Pour nous réformer, commençons par renoncer à la confession en faveur du mérite à l'intérieur de l'administration. Cela paraît tellement plus naturel.