Michel Chiha Propos sur la démocratie

وثائق لبنانية
17 حزيران 2016

Les Cahiers de l'Est No 5

Il ne faut pas tromper le peuple; moins encore se tromper soi-même. Un terme ambigu et qu'on ne daigne pas expliquer a été mis au rang des idoles. Comme on avait déifié la Liberté sans la définir, on a fait de la Démocratie la mère des béatitudes. Ce vocable débonnaire et graisseux qui sent le cabaret et les halles, on l'a confondu avec le Décalogue et la Divinité .

La démocratie c'est, clairement, la souveraineté du peuple et c'est beau; et la souveraineté implique l'autorité suprême. Vous abordez une foule et vous lui dites qu'elle est souveraine; vous l'invitez aussitôt à se discipliner et à faire ses lois. Mais les juristes et les jurisconsultes assurent que c'est très difficile. Les lois, comment cette foule les ferait-elle? Et si elle délègue ses pouvoirs à quelques uns, il est à peu près sûr qu'ils la trahiront. 

La Liberté unique ressemble à la chimère; les libertés sont, au contraire, ce qu'il  y a de plus réel, de plus précis, de plus noble, de plus précieux, de plus exaltant, enfin, de plus nécessaire en ce monde.

La Démocratie, dans l'absolu, a la consistance et les contours indéfinis des nuages qui passent; tandis que des institutions démocratiques raisonnables sont une réalité sans prix. Elles sont la consécration même de la victoire de l'homme sur la tyrannie et le bon plaisir, sur la vanité et l'orgueil, sur l'esclavage et le servage.

La confusion des mots a des accidents aussi périlleux que la confusion des langues. Il faut savoir ce qu'un mot contient de poison, de chair ou de parfum, pour juger de sa malfaisance et de sa vertu.  Il y a des démocraties surhumaines; il y en a de folles; il y a la liberté de détruire et de tuer en même temps que celle de créer et d'aimer .

Ce qui perd le monde, c'est sa relative ignorance. Il ne connaît pas assez le language dont il se sert. On offre à la foule des mots, on ne lui dit pas ce qu'ils contiennent, ce qu'il y a dedans. Sans qu'on s'en aperçoive, la lumière se confond avec la nuit, l'erreur avec la vérité.

Est-il bien sûr que l'ouvrier et que le paysan soient le législateur là où on prétend qu'ils le sont ? Est-il vrai que les moeurs de tel pays fermé soient celles d'une démocratie ?

En fait de démocratie, le cas le plus authentique, le mieux établi, c'est celui des Suisses.
La Suisse est un pays admirable où hommes et femmes majeurs s'assemblent, de temps en temps, pour dire sur des questions fondamentales, oui ou non; mais même en cette Suisse immémorialement interdite à la tyrannie, la réponse de la foule ne peut être que monosyllabique. S'il fallait exposer les motifs, s'il fallait dire le pourquoi et le comment, cette foule se perdrait dans la diversité des avis et se révèlerait impuissante. Car enfin, il faut tenir compte de notre nature et de la façon dont sous les cieux les individus additionnés et multipliés se comportent . 
La foule, même exemplaire, telle qu'on la voit en Suisse, admet ou rejette un principe, décide au besoin de la paix et de la guerre; elle ne peut pas discuter sans s'égarer et se contredire à chaque instant. L'orateur le plus véhément emportera tout, qu'il soit dans le vrai ou qu'il déraisonne. Son pouvoir de séduction ira plus loin que la logique et que la sagesse .

La vraie démocratie, c'est de donner le plus d'éducation au peuple quant à l'amour de la nature, quant à la vie sociale, quant à la formation du goût; ce n'est pas de le déchaîner sur les places publiques ou de le river à l'usine et aux plans quinquennaux. Un électeur insensible aux arts , à la musique,  au moins à la beauté des paysages, est plus dangereux qu'un illettré .

La vraie démocratie, c'est de découvrir et de connaître dans une nation son originalité, son visage et de lui faire les lois qu'appellent la force et la grâce de ses jeunes gens, leurs sentiments et leurs pensées les plus nobles, leurs rêves et leurs amours. Le génie des peuples n'est pas partout le même. C'est pour cela qu'il ne se peut pas que finalement Karl Marx soit cher à Athènes, ni Platon à Moscou .

Pour les peuples donc, comme pour les individus, des questions de convenances et d'harmonie se posent. Quand on a sous les yeux le Parthénon, on ne peut pas se passionner pour l'architecture courante des casernes. L'antique Athènes se gouvernait par son peuple qui légiférait et qui jugeait. Ce sont sans doute les Athéniens qui condamnèrent odieusement Socrate; mais est-ce vraiment le peuple qui condamne dans les démocraties d'aujourd'hui ? 

La démocratie est belle dans la mesure où se manifeste l'équilibre qui doit vivre en elle (qu'en ferait-on là où les fous seraient la majorité ?) . Elle s'ennoblit lorsque le peuple la traite avec le respect qu'on doit à la mesure et à la vérité; elle se perd, au contraire, dans l'illusion et dans le mensonge. Si nous voulions visiter les lieux où elle demeure, il n'est pas sûr que nous la trouverions dans toutes ses métropoles présumées; il est même certain qu'à plus d'une étape, notre déception éclaterait.

Les pays d'élection de la démocratie, ce sont paradoxalement, avec la Suisse, les républiques monarchiques de l'Europe du Nord. Nous parlons de ces républiques royales avec pertinence et avec force; la démocratie et les libertés ne sont nulle part mieux assises; les pays du Nord les ont associées à leurs dynasties: Danemark, Suède, Norvège, Hollande, pour ne rien dire de la socialiste et traditionnelle Angleterre, pays où la famille passe avant l'individu, où une famille royale se perpétue, jusque par les femmes, comme un symbole et comme un exemple .

Ces républiques couronnées ne sont pas moins démocratiques que la Suisse montagnarde; il est des contrées où il est bon d'avoir un roi; d'autres où on ne l'imagine pas . 

Les pays unitaires appellent mieux le roi républicain que les fédératifs, (où la république sans le roi se suffit) .
Une démocratie honnête et consciente se modèle sur les climats, les lieux et les goûts des citoyens . Elle n'accepte pas, elle ne prêche pas un modèle universel et uniforme, une imposture.
Il reste à dire que le Liban est une démocratie originale où il convient que l'on pèse le mot et qu'on analyse patiemment sa substance. Et nous le faisons.