Les Eglises chrétiennes seront-elles obligées de quitter les Lieux Saints ?

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Le Parlement israélien a entamé, en première lecture, la discussion d’une proposition de loi prévoyant de transférer à l’État d’Israël tous les biens appartenant aux Églises chrétiennes ([1]). Ce projet d’expulsion des religieux, à l’instar des expropriations des Palestiniens, prôné avec force par l’extrême droite israélienne, pourrait être bloqué à son stade initial. Mais le premier ministre Benyamin Netanyahou, sous le coup de trois procédures judiciaires pour corruption et obsédé par l’idée de conserver les faveurs de l’électorat des colons, très organisés et mobilisés, ne veut pas intervenir.

Baignant aujourd’hui dans une sorte de vertige euphorique avec le sentiment que le parapluie diplomatique américain sera plus fort et plus large que jamais, la droite et l’extrême droite israélienne ont décidé de bouter les Chrétiens hors des Lieux saints parce qu’ils sont à leurs yeux le dernier rempart avant leur contrôle foncier total de Jérusalem.

Face à l’assourdissant silence du Vatican, de Constantinople, de Moscou, de Washington, et des Etats dont la France pourtant historiquement reconnue comme « gardienne des Lieux saints », le 5 septembre 2017, les 13 patriarches et évêques, représentant la totalité des chefs de toutes les Églises chrétiennes de Jérusalem se sont tournés vers les fidèles du monde entier. Ils ont lancé avec un appel à « toutes les personnes de bonne volonté » pour s’élever contre la « tentative systématique de saper l’intégrité de la Ville sainte de Jérusalem ainsi que de la Terre sainte et d’affaiblir la présence chrétienne » … « Nous avons toujours été fidèles à notre mission de veiller à ce que Jérusalem et les Lieux Saints soient ouverts à tous (…) et nous nous opposons à toute loi proposée qui restreindrait les droits des Églises sur leurs propriétés (et de) s’assurer qu’aucune autre tentative ne soit faite de n’importe quelle part que ce soit pour changer ce statu quo historique, ses dispositions et son esprit ». 

« Il faut que ces biens restent dans des mains juives »

Pour comprendre les dessous politiques de ces tentatives d’expropriation, il est nécessaire d’avoir en tête que les Israéliens, en application des lois qu’ils ont votés, ne possèdent pas en propre les instruments de leur souveraineté. Le bâtiment de la Knesset, le parlement israélien, au sommet de la colline de Guivat Ram à Jérusalem n’appartient pas à l’Etat hébreu. La Résidence du Président israélien ([2]) dans le quartier de Talbiya non plus. Il en est de même pour la Grande Synagogue de Belz ([3]) à Kiryat Belz et la Bibliothèque nationale d’Israël ([4]) installée sur le campus de Givat Ram. Ils ont été construit sur des terrains loués et à la fin des baux, en application de la loi israélienne 5729 adoptée en 1969 codifiant définitivement la propriété foncière, ils reviennent, avec tout ce qui a été édifié dessus, à celui qui possède la terre c’est-à-dire à l’Eglise grecque orthodoxe.

Pour se construire, à partir de 1947, l’Etat israélien lui a loué des terres au plus proche des murs à l’ouest de la vieille ville de Jérusalem avec des baux emphytéotiques ([5]) de 99 ans. Et ces baux doivent prendre fin en 2046, c’est à dire demain. Si l’église grec orthodoxe ne les renouvelle pas, et pour l’instant elle refuse de se prononcer, les principaux édifices de la souveraineté israélienne changeront de propriétaire pour appartenir à des non juifs.

Vers le milieu des années 90, les prévisionnistes du Bureau Central du Service Israélien des Statistiques éditèrent un rapport confidentiel pour alerter les autorités sur cette situation de la propriété foncière. En réaction, sans publicité, s’abritant derrière diverses organisations sionistes comme le Fond National Juif ([6]), Tel-Aviv tente depuis, en vain, de faire prolonger la durée des baux pour « garder ces terres entre des mains juives ».

D’interminables négociations ont eu lieu d’abord avec le patriarche Grec orthodoxe Diodoros 1er ([7]) afin d’obtenir une prolongation jusqu’en 2151. Les discussions ont duré des années. Le haut dignitaire grec refusait d’obtempérer. En 2000, quelques mois avant sa mort, un accord fut finalement trouvé prévoyant une extension de la durée de location en échange de 20 millions de dollars. Une lettre d’intention fut signée. Mais la transaction fut annulée à la dernière minute, Diodoros 1er estimant avoir été abusé sur les termes des négociations. Cette résiliation relança les pressions et les tractations.

Aujourd’hui, le foncier israélien (hors territoires occupés pour l’instant) est propriété exclusive et inaliénable de l’Etat à 93%. Les 7% restants sont sous le régime de la propriété privée et appartiennent en grande partie aux communautés religieuses chrétiennes et musulmanes. L’Eglise grecque orthodoxe est ainsi le deuxième propriétaire terrien le plus important du pays après l’Administration Foncière Israélienne ([8]) qui gère les biens de l’Etat. Dans la seule ville de Jérusalem, dans et hors agglomération, cette église possède environ les 520 dunums (52 ha), l’équivalent de deux fois la surface de la vieille ville.

20 OCTOBRE 2017 BY ALAIN MÉNARGUES 


[1] Sources Médias israéliens.
[2] Beit HaNassi.
[3] La plus grande synagogue du monde a coûté plusieurs millions de dollars, construite par les Juifs hassidiques de Belz.
[4] La Bibliothèque nationale d’Israël possède près de cinq millions de documents. Elle est attributaire du dépôt légal de tous les documents publiés en Israël, 90 % de la production nationale. Elle se veut aussi une « bibliothèque nationale juive » et s’efforce d’acquérir et de conserver tout ce qui est relatif aux Juifs ou écrit par des Juifs.
[5]  En hébreu khah`ira.
[6] Le Fonds national juif (FNJ) ou Keren Kayemeth LeIsrael (KKL), en hébreu, : « fonds pour la création d’Israël », possède et gère plusieurs centaines de milliers d’hectares de terres en Israël. Fondé en 1901 à Bâle (Suisse) en tant que fonds central du mouvement sioniste, il s’occupa du rachat de terres en Palestine et de la préparation des futurs pionniers sur le terrain.
[7] Patriarche élu le 16 février 1981 – décédé le 19 décembre 2000.
[8] En hébreu : Minhal mekarkee israel.

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Les Eglises chrétiennes seront-elles obligées de quitter les Lieux Saints ? (2/3)


A l’origine il y avait l’empire ottoman

Pendant 5 siècles, l’Empire Ottoman ([1]) qui s’étendait sur l’ensemble du Moyen Orient et de la péninsule arabique avait interdit à toute personne non musulmane d’acquérir des terres notamment en Palestine et à Jérusalem. Vers 1860, une évolution dans ce principe législatif autorisa l’acquisition de biens par des non musulmans à la condition expresse qu’ils soient sujets de l’Empire. Les tous premiers bénéficiaires de cet assouplissement furent les moines grecs orthodoxes qui, attachés au patriarcat œcuménique de Constantinople, étaient sujets ottomans. Ils procédèrent à des achats de vastes étendues de terre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murs de Jérusalem. Les grandes familles grecques orthodoxes de l’empire accompagnèrent le mouvement. Ainsi la richissime famille libanaise des Sursock, déjà propriétaires de vastes étendues en Egypte, en Syrie et au Liban, acquirent près de 400 km2 de terre au Nord de la Palestine et notamment dans la région de Jaffa.

En 1867, un firman ([2]) du sultan Abdülhamid II autorisa les sujets non musulmans d’autres puissances à acquérir des biens immobiliers en Palestine à la condition qu’ils obtiennent l’accord de leurs pays afin que leur soit appliqués le régime des capitulations, c’est à dire que la gestion juridique de leurs biens dépende de leur pays d’origine et non de l’Empire qui ne voulait pas s’embarrasser de conflits de voisinages locaux pouvant avoir des conséquences politiques.

Déjà propriétaire en tant que tel de biens fonciers ([3]) à Jérusalem depuis la signature, en 1536, du traité des capitulations entre François Ier et Soliman le Magnifique, la France accepta immédiatement. Cet accord permit aux congrégations religieuses catholiques de procéder à de nombreuses acquisitions en Terre Sainte.

Le firman du sultan Abdülhamid déclencha très vite une véritable compétition entre les principales puissances européennes en matière de prestige, d’influence et de participation à la gestion des Lieux Saints à Jérusalem. Chaque pays européen tenait à étendre ses intérêts en Palestine, notamment par la pénétration économique, missionnaire et culturelle mais aussi en accordant sa protection aux communautés religieuses de l’Empire ottoman. La France et l’Autriche unissaient leurs efforts en tant que puissances catholiques, la Russie parrainait les intérêts orthodoxes. L’Angleterre, dans un premier temps, refusa le « Diktat » turc avant de l’accepter sous des pressions religieuses, notamment du lobby juif britannique et rejoignit la Prusse dans la protection des protestants. Un richissime juif anglais du nom de Léon Ben Tsion acheta quelques mois plus tard un terrain au nord des murs de la ville qui devint le fameux quartier « Mé’a Shéarim » ([4]).

Les baux emphytéotiques

Puis ce fut la création de l’Etat d’Israël. Les troubles qui précédèrent le vote le 29 novembre 1947 par l’ONU de la résolution 181 partageant la Palestine en trois entités et surtout la guerre entre Juifs et Arabes qui suivit fit fondre drastiquement le flot des pèlerins vers les Lieux Saints. L’église grecques orthodoxe se trouva en proie à d’importantes difficultés financières. Les lois de sa congrégation lui interdisant de vendre ses biens, elle décida d’en louer certain dès que la situation le permettrait au Fond National Juif (FNJ) qui s’était déclaré acquéreur et/ou loueur de toutes terres disponibles. Ce qui était encore secret à cette époque étaient les quatre directives de la politique du FNJ : « Le peuple juif est propriétaire de la terre », « Cette propriété est inaliénable », « elles peut être louées par des baux emphytéotiques », « la terre doit être travaillée par des juifs » et une cinquième directive en hébreux qui ne sera jamais traduite « le locataire doit être juif ». Le FNJ était alors propriétaire d’un peu plus de 6% de la part territoriale qu’avait attribué les Nations Unies à « un Etat juif ».

Les affrontements furent violents.  Le 9 avril 1948 les forces irrégulière de l’Irgoun et du Stern exécutèrent 254 habitants non armés du village de Deir Yassin ([5]). Le caractère impitoyable de ce carnage choqua autant l’opinion juive que l’opinion mondiale. Il sema la terreur et la panique parmi les habitants arabes qui s’enfuirent de leurs maisons. Ensuite, pratiquement tous les combats eurent lieu à l’intérieur du territoire attribué à l’« Etat arabe ». 350 villages arabes furent complètement ou partiellement rasés ([6]) parfois à coup de bulldozers. Environ 700.000 Palestiniens s’enfuirent ou furent expulsés.  « Nous devons tout faire pour nous assurer que les Palestiniens ne reviendront jamais, les vieux mourront et les jeunes oublieront » ([7]). Joseph Weitz, le directeur du Fonds National Juif le 19 décembre 1940 écrivait « Que ce soit bien clair : dans ce pays, il n’y a pas de place pour deux peuples (…) Jusqu’à présent, l’entreprise sioniste (…) pouvait se contenter d’acheter des terres mais cela n’aboutira pas à l’Etat d’Israël.  Il faut que cela se fasse d’un coup, à la manière d’un Salut (c’est le secret de l’idée messianique), et il n’y a pas d’autres moyens que de transférer les Arabes vers les pays voisins, de les transférer tous. A l’exception peut-être de Bethléem, de Nazareth et du Vieux Jérusalem, nous ne devons leur laisser aucun village, pas même une simple tribu »([8])

Le jeune Etat était frappé dans l’expression de sa souveraineté d’un déficit structurel : le manque de terre ([9]). Pour le combler, une batterie impressionnante de lois furent adoptées dès 1950. Notamment la fameuse loi sur « les Biens des Absents » votée par la Knesset pour annexer les propriétés appartenant à des Palestiniens ou des propriétaires ayant quitté le pays au moment de la guerre. Ce fut le cas notamment de la famille libanaise Sursock. Bien qu’en 1906 elle eut vendu ([10]) une grande partie de ses 400 km2 au Fonds National Juif . Tout le reste de ses biens fut confisqué sans indemnité.

Grâce à ce texte le patrimoine public israélien bondit de 6% à 92% de l’ensemble de la propriété foncière.

Cependant cette loi sur les biens des absents recèle une véritable bombe juridique à retardement. Dans son article 1er, elle stipule que la décision officielle du gouvernement israélien annonçant la fin de l’état d’urgence décrété au début de la guerre, en 1948, signifiera l’abrogation du statut légal de l’absent tel qu’il est appliqué dans ce texte législatif. Il semble indéniable que la paix, quelle qu’elle soit, donnera de ce fait naissance à un incommensurable imbroglio juridique foncier dans lequel la politique « du fait accomplit » si souvent pratiquée par Israël pèsera considérablement.

Les religieux chrétiens, installés et présents, ne furent pas concernés par ce texte. Elles réalisèrent cependant très vite le profit qu’elles pouvaient tirer par la location de leurs biens fonciers. L’Eglise grecque orthodoxe fut particulièrement active dans cette entreprise. Elle pratiqua, à prix d’or, la location emphytéotique de 99 ans à grande échelle avec le Fonds National juif. Ces contrats permettaient aux communautés juives de disposer sur le long terme de milliers d’hectares de terrain à Jérusalem mais aussi à Haïfa, Lod, Ramleh et Jaffa. Les deux parties y trouvaient leurs comptes, l’Eglise gardait la pleine propriété des terres tout en disposant de liquidité et les locataires avaient le droit de bâtir à leur guise et/ou de sous-louer ces terres à des investisseurs privés et des promoteurs.

C’est ainsi que des dizaines de milliers de logements et de bâtiments officiels furent érigés. Mais, ces baux stipulaient clairement, en reprenant les clauses de la loi, que les terrains et les habitations construites reviendront en pleine propriété au patriarcat grec orthodoxe, à l’expiration du bail. A l’époque cela paraissait si loin que nul ne sembla s’en soucier.

24 OCTOBRE 2017 BY ALAIN MÉNARGUES 


[1] Sur une période de 624 ans (1299 à 1923).
[2] Décret.
[3] La République française est la seule puissance étrangère à posséder des biens dans Jérusalem.
[4] Méa Shéarim (cent portes) l’un des cinq premiers quartiers juifs construit hors de la vieille ville en 1874. Connu pour être un quartier où vivent uniquement des Juifs ultra-orthodoxes.
[5] Rapport du représentant de la Croix rouge Jacques de Reynier, un des premiers à arriver sur les lieux.
[6] Benny Morris, « The Birth of Palestinian Refugee Problem, 1947-1949. »
[7] David Ben-Gourion dans ses mémoires le 18 juillet 1948 (page 157).
[8] Gideon Levy, écrivain israélien, dans Haaretz, le 4 mars 2001.
[9] La Convention de Montevideo (1933) défini comme État lorsqu’il possède quatre propriétés : une population permanente, un territoire déterminé, un gouvernement qui n’est subordonné à aucun autre, une capacité d’entrer en relations avec les autres États.)
[10] Pour une somme estimée à 120 millions de US $.

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Les Eglises chrétiennes seront-elles obligées de quitter les Lieux Saints ? (3/3)

Les prélats se suivent mais ne se ressemblent pas.

Le successeur de Diodoros 1er, le patriarche Irénée 1er, désigné par le synode en février 2001, fut, à l’évidence, plus sensible aux arguments israéliens. En mars 2005 le quotidien israélien Maariv révéla qu’il avait secrètement vendu, deux mois plus tôt, à trois sociétés basées aux Îles Vierges une rue entière à l’intérieur des murs de Jérusalem annexée en 1967 par Israël, près de la porte de Jaffa, au nord de la place Omar Ibn al Khattab, où se trouvent deux vieux hôtels historiques, le Pétra et l’Impérial, ainsi que des dizaines d’appartements habités par des Palestiniens à la jonction des quartiers chrétien, musulman et arménien. Le quotidien révélait également que derrière ces entreprises se cachait l’association ultranationaliste israélienne Ateret Kohanim ([1]). En réalité, ces biens n’avaient pas été vendus, mais loués pour … 198 ans pour la modique somme de 130 millions de dollars US. Ce qui, en fait, revenait au même.

Cette « vente » provoqua une explosion de colère chez les Palestiniens et mobilisa l’ensemble des 100.000 fidèles grecs orthodoxes sur tout le territoire. Tous dénoncèrent une tentative de « judaïsation » de la partie orientale de Jérusalem, « destinée à devenir la capitale du futur Etat Palestinien ». Ils réclamèrent que la hiérarchie de la communauté grecque orthodoxe, composée de religieux grecs, soit immédiatement remplacée, comme dans d’autres communautés chrétiennes, par des prélats arabes. Une hypothèse vite rejetée tant à Athènes qu’à Constantinople.

Dès la parution de l’article, le patriarche Irénée 1er s’enferma dans une attitude de déni, affirmant d’abord ne pas être au courant de la transaction. Puis, il en fit porter la responsabilité à son comptable, un jeune Grec du nom de Nicholas Papadimas, alors en fuite depuis plusieurs semaines avec 700.000 dollars soustrais des coffres de l’église. Ce dernier affirmera plus tard ([2]) qu’il avait agi en accord avec le patriarche qui voulait  «bien se faire voir des autorités israéliennes ».


Dans la journée, les deux tiers des membres du Saint-Synode décidèrent la destitution du Patriarche et signèrent un document pour l’en informer. Le soir même, Irénéos 1 er protégé par la police israélienne, s’enfuyait du Patriarcat et se réfugia hors les murs de la vieille ville, dans un monastère de Jérusalem-Ouest. Le lendemain soir il fut convoqué à Istanbul par Bartholomée Ier, chef spirituel de l’orthodoxie qui convoqua un concile pour « le prier d’accepter sa destitution ». Son nom fut effacé des diptyques ([3]) des Eglises orthodoxes.

Sa destitution, constituant une première depuis le XIXe siècle, ne pouvait intervenir qu’avec l’aval de l’Autorité palestinienne, de la Jordanie et de l’Etat hébreu. Les deux premiers se prononcèrent très vite pour son renvoi. Israël, qui avait déjà mis près de trois ans à entériner son élection sous prétexte de ses liens supposés avec l’ancien dirigeant palestinien Yasser Arafat, continua à défendre sa présence au Siège Patriarcal allant jusqu’à installer des soldats armés dans le monastère grec de la vieille ville.  Le 6 mai 2005 le patriarche démis accepta la situation. Mais pour rendre visible son opposition, il s’installa dans une tour ronde, propriété du Patriarcat, à l’angle très fréquenté de la rue de son ancien bureau et de la ruelle sinueuse qui conduit à la Porte de Jaffa et n’en sortit jamais. Et pour bien marquer sa présence il se fait livrer ses repas par des religieuses. On peut les voir, tous les jours, déposer du pain, des légumes, l’immanquable houmous, du riz bouilli dans un panier d’osier suspendu dans la rue à une corde guidée par une poulie fixée au second étage. Au signal, le panier rejoint la fenêtre s’ouvrant vers le Mont des Oliviers pour disparaître à l’intérieur où l’entraînent des mains osseuses.

À sa place, le 22 août 2005, le Synode de Jérusalem désigna Théophile III l’évêque du mont Tabor, comme 141e primat de l’Église orthodoxe de la Sainte Cité de Jérusalem et de toute la Palestine. Confirmé par Constantinople, cette élection fut très vite reconnue par les autres Églises chrétiennes, ainsi que par l’Autorité palestinienne et la Jordanie. Théophile III fut intronisé le 22 novembre 2005, malgré une forte objection israélienne. Des délégués de toutes les Églises ainsi que des hauts dignitaires séculiers étaient présents à la cérémonie. Y assistaient également Károlos Papoúlias, le président grec dont c’était le premier déplacement officiel, de hauts fonctionnaires représentant les gouvernements de L’Autorité nationale palestinienne, de la Jordanie et du Qatar , ainsi que la quasi-totalité du corps diplomatique en poste en Israël. L’Etat hébreu mettra plus de deux ans pour le reconnaître ([4]).

Théophile III, homme cultivé et ouvert s’évertua avec succès à dissiper les doutes de la plupart des fidèles orthodoxes, disséminés en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés. Parallèlement le Patriarcat travaillait d’arrache pieds sur deux dossiers. Le premier était la reconnaissance officielle par l’Etat hébreu du patriarche, deux avocats avaient été mandatés à cette fin. Le second concernait l’annulation de la vente des propriétés de la Porte de Jaffa, tout en répétant en permanence qu’il ne s’agit pas d’un acte de défiance par rapport à Israël.

Les deux avocats reçurent une réponse écrite stipulant que la reconnaissance de Théophile III dépendait de son acceptation de la vente des propriétés de la porte de Jaffa. Ils rejetèrent le texte en proclamant qu’il s’agissait d’une intervention « illégale et étrangère » dans les affaires de l’Eglise. Commença alors une série de harcèlements et d’opérations de soutien à Irénée 1er visant, en vain, à créer une scission au sein de la communauté orthodoxe.

En 2007, Théophile III, si discret d’habitude, piqua un coup de colère et haussa publiquement le ton contre les promoteurs immobiliers proches des autorités israéliennes. Il les accusa d’exercer sur lui des pressions directes et indirectes « inacceptables » pour qu’il cède ses terres et ses biens fonciers en contrepartie d’une reconnaissance officielle. La communauté de Frères et Sœurs de Beit Jamal était également harcelée par lesdits promoteurs pour acheter leurs terrains. Après que la supérieure ait repoussé leurs offres, sa communauté subit régulièrement des actes de vandalisme, sans que la police israélienne, habituellement très performante, ne parvienne à mettre la main sur les malfaiteurs.

Théophile III, lassé des négociations qui n’aboutissaient pas, engagea des poursuites contre Ateret Kohanim devant la Cour du District de Jérusalem en argumentant notamment que les contrats « louant » les propriétés de la porte de Jaffa étaient illégaux et que ces acquisitions déguisées avaient été conclues dans des circonstances mensongères et frauduleuses. Il s’appuyait pour cela sur la loi de 1973 qui dans son article 12 impose aux parties l’obligation de négocier de bonne foi et de façon conforme à l’usage ([5]) et à l’équité, un principe qui se trouve avéré dans la tradition judaïque « il ne faut pas dire une chose avec la bouche et autre chose dans le cœur ([6]) ». La parole étant à la justice et non plus aux tractations, l’Etat hébreu ne put que céder et reconnut Théophile III comme étant le Patriarche de l’Église orthodoxe de la Sainte Cité de Jérusalem et de toute la Palestine.

Les pressions sur l’Eglise changèrent de ton. Elles prirent une connotation de chantage plus administratif, plus officielle et plus politique. Début février 2007 une nouvelle lettre ([7]) fut remise à Théophile III. La missive demandait au Patriarcat d’effectuer un recensement de tous ses biens en Israël et dans les territoires occupés ([8]) et de donner à Israël une priorité d’achat ou de location sur ces propriétés. Le document renouvelait également la volonté de l’Etat hébreu de voir les biens achetés par des organisations juives dans le secteur de la Porte de Jaffa de Jérusalem « demeurer entre les mains des locataires israéliens ». Ce texte était signé par l’avocat Renato Yarak, un ancien fonctionnaire du bureau du Procureur d’Etat et ancien chef des pétitions de la Cour Suprême au Bureau du Procureur d’Etat ([9]). Il a reconnu que la transmission de ce courrier au Patriarche lui avait été demandé par Rafi Eitan ([10]), le ministre des retraités et Président de la commission tripartite du gouvernement israélien pour le Patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, chargé d’informer la Cour suprême de la position du gouvernement. Le patriarcat n’y donna pas suite.

Les exactions contre les biens de l’église continuèrent. Un incendie criminel détruisit du mobilier et des croix en bois à l’Abbaye de la Dormition à Jérusalem ([11]). Un autre endommagea l’Eglise de la multiplication des pains, sur les rives du lac de Tibériade. Les murs de l’Abbaye de la Dormition furent couverts de graffitis antichrétiens et des dizaines de tombes du cimetière du monastère chrétien de Beit Jamal à l’ouest de Jérusalem furent profanées. Le premier ministre, Benyamin Netanyahou, condamna ces actes en précisant que la police recherchait des responsables. Ils ne furent jamais identifiés.

Cela faisait pourtant plusieurs années que des activistes d’extrême droite se livraient en Israël et en Cisjordanie, sous l’appellation du « Prix à payer », à des agressions et des actes de vandalisme contre des lieux de culte musulmans et chrétiens. Un député israélien du parti d’opposition de gauche Meretz, Essaoui Frej, avait dénoncé « l’impunité accordée aux gangs du Prix à payer » et le fait qu’ils n’aient « pas été déclarés organisation terroriste, ce qui encourage leurs membres à continuer à se livrer à de tels actes méprisables ».

« Ce jugement a dépassé toutes les limites »

Puis intervint la décision du Tribunal du District de Jérusalem. Par son jugement prononcé le 1er août 2017, le juge David Mintz ([12]) a confirmé la validité des baux immobiliers des biens de la porte de Jaffa, soulignant qu’il n’y avait pas de preuves de corruption.  La décision fut vivement fustigée par le Patriarche Théophile III lors, fait très exceptionnel, d’une conférence de presse tenue, le 13 août, à Amman en Jordanie. « Ce jugement a dépassé toutes les limites » et « ne peut être expliqué que par des motifs politiques » s’est-il indigné. Cette décision, a-t-il ajouté « non seulement affecte le patriarcat mais frappe aussi le cœur du quartier chrétien de la vieille ville (…) et aura certainement des effets négatifs sur la présence chrétienne en Terre sainte », avant d’annoncer que l’Eglise grecque-orthodoxe ferait appel devant la Cour suprême de ce jugement qu’elle considérait « partial ».

Les observateurs se demandent si cet appel sera entendu. La Cour suprême, composée de 9 juges, vient de connaître une révolution potentiellement lourde de conséquences après les nominations de trois nouveaux juges sous la pression de la ministre de la justice Ayelet Shaked, l’égérie du parti nationaliste religieux Foyer Juif, considérée comme la ministre la plus à droite de l’histoire d’Israël. Selon le quotidien populaire Yedioth Ahronoth il s’agit d’un « changement radical de la Cour suprême », qui devient à ses yeux « plus conservatrice, plus religieuse, plus à droite » qu’elle ne l’a jamais été. Le courant sioniste religieux reprochait depuis plusieurs années à la Cour Suprême d’être trop politisée, notamment sur les questions liées à la Judée-Samarie et aux Palestiniens. Son rôle a été récemment rappelé lorsqu’elle a ordonné la démolition de la colonie d’Amona en Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël, en dépit de l’intense lobbying des partisans de la colonisation. Cette décision avait indigné une partie de la droite, prompte à dénoncer la Cour suprême comme un repaire de libéraux.

Elle devrait être appelée dans un avenir proche à statuer sur la régularité d’une loi controversée soutenue par le même lobby et autorisant l’État à s’approprier des centaines d’hectares de terres privées palestiniennes en Cisjordanie par une annexion de la zone C ([13]) de la Cisjordanie (60% du territoire palestinien). Dans un dernier geste d’indépendance avant l’intronisation des nouveaux juges, la Cour suprême a annulé le 12 septembre 2017 la loi ([14]) qui exempte les ultra-orthodoxes du service militaire, provoquant le mécontentement de cette puissante communauté dont le soutien est vital au gouvernement de Benjamin Netanyahu. Plusieurs députés, à l’instar de Bezalel Smotrich ([15]) envisage déjà une nouvelle initiative parlementaire pour bloquer tout rejet. Ce dossier constitue un véritable bras de fer entre le législatif et l’exécutif d’un côté et le judiciaire de l’autre.

Un proverbe bédouin affirme « si tu es lion, je suis mouton. Mais si tu es mouton, je serais lion ». Force est de constater qu’Israël, qui se veut être lion, est traité par tout le monde comme un État au-dessus du droit international et aucune sanction (ni politique, ni économique, ni diplomatique, ni commerciale) n’a jamais été prise contre ce pays. Et si des tentatives ont eu lieu, elles ont immédiatement été coloriées d’antisémitisme par Tel-Aviv et ses relais. L’Etat hébreux n’a pas respecté les termes de son adhésion à l’ONU, les Conventions de Genève, la Déclaration universelle des droits de l’homme, les 71 résolutions adoptées pour lui demander de respecter ses engagements, dont 21 concernant la propriété foncière des Palestiniens, et le droit international. Il semble maintenant avéré qu’il ne respectera pas non plus les décisions de la 14e réunion de la Commission bilatérale des délégations du Grand rabbinat d’Israël et de la Commission du Saint-Siège qui s’est tenue à Rome (28-30 novembre 2016) et qui a proclamé « le principe du respect universel pour les lieux saints de chaque religion ».

L’appel des 13 patriarches et évêques, représentant la totalité des chefs de toutes les Églises chrétiennes de Jérusalem aux fidèles du monde entier et « toutes les personnes de bonne volonté » pour défendre «l’intégrité de la Ville sainte de Jérusalem ainsi que de la Terre sainte » et y préserver « la présence chrétienne » pourrait connaître d’autant plus de résonnance que cette impunité totale a déjà créé frustration, colère et même rage, ferments de la révolte et surtout du rejet.

[1] Dont l’activité essentielle est la colonisation juive des quartiers musulmans et chrétiens de la vieille ville de Jérusalem.

[2] Dans une interview publiée dans le quotidien israélien « Ha’aretz ».

[3] Tablette à deux volets s’ouvrant comme un livre sur lesquels sont inscrits les noms des évêques, des martyrs et des bienfaiteurs dont il est fait mention dans la liturgie.

[4] Tel-Aviv a reconnu  n’a reconnu Théophile III que le 16 décembre 2007.

[5] Bederech mekubelet.

[6] Talmud, Baba Metzia 40a

[7] Publié par le quotidien Ha’aretz le 11 février 2007.

[8] Ce que les autorités savaient déjà puisque toutes les terres, propriétés, appartement avaient fait l’objet d’un recensement très détaillé.

[9] Le cabinet de Renato Yarak (fondée en 1986), fort aujourd’hui d’une cinquantaine d’avocats, s’occupe principalement des questions constitutionnelles et administratives et du droit des contrats. Ses clients sont principalement des municipalités, des organismes étatiques et des personnalités publiques, notamment des ministres, des parlementaires et des maires.

[10] Leader du parti politique Gil (parti des retraités). En 1960 Il faisait partie du Mossad et dirigea l’opération consistant à capturer Adolf Eichmann.

[11] C’est à cet endroit, situé sur le Mont Sion, à l’extérieur des murailles de la Vieille ville, qu’a eu lieu la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses apôtres, au cours duquel fut instituée l’Eucharistie.

[12] David Mintz se présente comme juif orthodoxe habitant la colonie de Dolev, en Cisjordanie. Connu pour ses positions conservatrices. Il a été appelé à cette fonction le 22 février 2017 par une commission présidée par la ministre de la Justice Ayelet Shaked.

[13] Zone incluant les colonies israéliennes implantées en Cisjordanie, et à Jérusalem-Est, qui reste sous le contrôle de l’État hébreu.

[14] Adoptée en 2015

[15] Parti du foyer juif.

27 OCTOBRE 2017 BY ALAIN MÉNARGUES 

Alain Ménargues
Journaliste d'investigation et Editorialiste / écrivain, Spécialiste des Moyen et Proche Orient , ancien directeur de l'information de Radio France internationale